L’évasion comme moyen légitime de protection physique ? La décision audacieuse d’un tribunal grec, par Georgia Bechlivanou Moreau

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Malgré la crise économique et sociale qui sévit en Grèce depuis maintenant quatre ans, ses juges viennent nous donner l’exemple qu’ils restent debout pour défendre la dignité des hommes et des femmes, nationaux et étrangers.

Le caractère historique de la décision rendue par le tribunal correctionnel d’Igoumenitsa, le 2 octobre 2012, sur l’évasion des quinze migrants en est la preuve. Historique non seulement pour la Grèce mais aussi pour l’histoire du droit pénal de tous les pays et certainement des pays de l’Europe.

C’est la première fois qu’un juge national justifie l’évasion comme moyen de mise en application du principe de respect effectif de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme pour la protection de la dignité et de l’intégrité des personnes détenues!

Il existait dans le droit français, un seul motif de justification de l’évasion :  l’aspiration naturelle de l’homme de rechercher sa liberté.  En effet le droit pénal français, avant 2004, ne punissait pas la simple évasion. C’est ce qui résulte de la lecture a contrario de l’article 245 du code pénal qui incriminait uniquement le fait de s’évader par violence, effraction ou corruption.

Cette disposition de bon sens étant  disparue, l’évasion est un acte absolument interdit.  Depuis une loi du 9 mars 2004, « constitue une évasion punissable le fait, par un détenu, de se soustraire à la garde à laquelle il est soumis » (art. 434-27 C. pénal).

Même si la vie de la personne détenue est en danger, elle n’a pas droit  de s’échapper.  Le sens de la privation de liberté, pourtant limité à la liberté physique,  continue paradoxalement, à s’étendre jusqu’à englober la vie et la mort de la personne.

Et ce n’est pas la Cour européenne des droits de l’homme, ni d’autres instruments de contrôle internationaux qui vont recommander aux Etats de libérer les personnes s’ils ne sont pas en état de les détenir dans des conditions compatibles avec la sauvegarde de leur santé, de leur intégrité ni même de leur vie. Cette abstention  est justifiée par la non-immixtion dans le périmètre de la souveraineté des Etats. Pourtant cela serait la conséquence logique des obligations des Etats de prendre toutes les mesures pour assurer la santé, l’intégrité et  la  vie de toute personne, qui, soulignons-le au passage,  doivent bénéficier de la garantie absolue.

Si l’Etat n’a pas les locaux nécessaires, ni l’argent nécessaire,  ni les infrastructures pour garantir ces droits fondamentaux qui sont communs à toutes les personnes, il doit recourir au seul moyen possible : la remise en liberté. Même si nous venons vers la logique de proportionnalité (pourtant exclue du raisonnement sur l’article 3, puisque la violation de celui-ci ne peut souffrir d’aucune justification), les buts cherchés par une détention quel que soit son cadre (garde à vue, peine, rétention etc) ne peuvent  pas aller jusqu’à justifier la mort ou les atteintes graves à la santé et l’intégrité physique. La protection absolue de ces droits est prioritaire par rapport aux buts de l’arrestation ou du maintien en privation de liberté d’une personne.

En tout cas, c’est dans ce sens que ce magistrat grec a trouvé le courage d’aller pour protéger la santé de quinze personnes évadées sans violence caractérisée. Ces personnes étaient détenues, au motif de faux papiers et en attente de leur expulsion,  dans un local de quinze  mètres carrées, dans lequel ils pouvaient être entassés jusqu’à trente.  Certaines d’elles y étaient depuis quarante-cinq  jours. Sans eau pour se laver, partageant une toilette sèche située dans ce local,  sans pouvoir s’allonger pour dormir tous les soirs, sans changer de vêtements.  Bref  elles étaient enfermées comme le bétail dans les foires. Avec comme conséquence d’avoir attrapé différentes maladies infectieuses et de continuer à être exposées  à plusieurs maladies contagieuses.

Le raisonnement de cette décision étant précieux, nous vous invitons à lire la décision dans son intégralité (traduite par nos soins).

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Texte intégral de la décision

 «  682/2012 TRIBUNAL CORRECTIONNEL D’IGOUMENITSA (584676)

682/2012 ΠΛΗΜΜ ΗΓΟΥΜ (584676)

   » Evasion de détenus. Acte illégal. La durée et les conditions de détention violent les articles 3, 8, 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme et l’article 2§1 de la Constitution. L’évasion a eu lieu afin d’éviter un danger présent et inévitable ; par conséquent, la responsabilité pénale est écartée en vertu de l’article 32 du Code pénal.

Numéro 682/2012. Actes et décision du Tribunal correctionnel d’Igoumenitsa. Séance du 2 octobre 2012.

Tribunal : Athanassios P. Terzoudis, Juge correctionnel, Aikaterini Saplaoura, Substitut du Procureur, Theodora Rossinaki, Secretaire, Les accusés …..

Acte : Evasion de détenu.

SUITE AU RAISONNEMENT CONFORMEMENT À LA LOI

Eu égard à la procédure relative aux preuves, aux témoignages sous serment des témoins d’accusation, à la lecture des documents de l’audition des accusés, et eu égard à l’ensemble de la discussion de cette affaire, il est établi que : en effet, les accusés, détenus au commissariat de police de de Thesprotia qui se situe au port d’Igoumenitsa, se sont intentionnellement évadés du 30/09 au 01/10/2012. Précisément, pendant le temps et dans les lieux susmentionnés, alors que les gardiens ont ouvert les portes et se sont introduits dans ces locaux, afin de vider les poubelles, les derniers les ont repoussés violemment en même temps qu’ils ouvraient les portes des locaux de détention ayant eu comme conséquence à ce que les gardiens soient immobilisés et que les accusés sortent des locaux et partent vers une direction inconnue.

De l’ensemble de preuves de l’affaire, il résulte de manière irréfutable que chacun des accusés ait commis l’acte illégal d’évasion de personne détenue (article 173 § du Code pénal).  Cet acte est dans son principe et dans sa finalité illégal, de surcroît, imputable, a priori, à chacun des auteurs. Toutefois, il a également été prouvé que les conditions de vie des accusés détenus jusqu’au jour de leur évasion, précisément le premier pendant 9 jours, le second pendant un mois, le troisième pendant seize jours, le quatrième pendant dix-sept jours, le cinquième pendant un mois, le sixième pendant trente-deux jours, le septième, huitième et neuvième pendant dix-huit jours, le dixième pendant trente-deux jours, le onzième pendant trente-quatre jours, le douzième pendant trente et un jour, le treizième pendant trente-six jours, le quatorzième pendant trente-cinq jours, le quinzième pendant quarante jours, ont été déplorables et extrêmement dangereuses pour des êtres humains, compte tenu du fait que :

Le local de garde à vue où ils étaient détenus n’a jamais été nettoyé ou désinfecté et, de manière générale, n’y sont pas respectés les règles élémentaires d’hygiène et de propreté (il existe seulement une toilette chimique pour l’ensemble de personnes détenues située dans le local même où elles dorment ; il n’y aucune arrivée d’eau ; les détenus souffrent de poux et de puces, de psoriasis, de typhus, de maladies de peau et d’autres maladies infectieuses contagieuses ou pas). De sorte que le lieu de vie des accusés constitue un vivier des microbes, des virus et d’autres micro-organismes nuisibles pour la santé humaine et dont la prolifération est favorisée par l’entassement incessant d’un grand nombre de détenus provenant de divers pays (notamment de l’Asie et de l’Afrique) qui ne se sont pas lavés et n’ont pas changé de vêtements pendant des semaines, voire des mois.

Dans le local de détention en question, qui mesure de 15m², sont entassées jusqu’à 30 personnes de sorte que l’espace de vie soit insuffisant et qu’il ne soit pas possible à toutes les personnes de s’allonger tous les soirs au sol pour dormir (il n’existe pas de lits).

Les détenus y étaient enfermés pendant 24 sur 24 heures, sans possibilité de sortie, de promenade, d’exercice ni de loisirs (voire les témoignages des accusés et des témoins).

Compte tenu de ces données, nous jugeons qu’il y a eu violation des dispositions de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui interdisent les traitements inhumains et dégradants, cette Convention ayant été ratifiée et mise en vigueur par la loi n°53/1974 avec valeur supérieure à toute disposition nationale contraire, conformément  à l’article 28§1 de la Constitution. Bien sûr, les mesures privatives de liberté sont accompagnées inévitablement de souffrance et d’humiliation, s’agissant d’une situation sans échappatoire mais qui en soi ne constituent pas une violation de l’article 3 de la CEDH. En revanche, cette disposition impose à l’Etat de s’assurer à ce que toute personne privée de sa liberté soit détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine (voir aussi l’article 2§1 de la Constitution) ; que les modalités d’exécution d’une telle mesure ne la soumettent pas à une angoisse ou épreuve dont l’intensité dépasse le seuil inévitable de souffrance et d’épreuve entraînée par une telle mesure ; et qu’en tenant compte de nécessités pratiques de la détention/rétention, la santé et le bien-être soient assurés de manière satisfaisante (voir CEDH : Seydmajed c. Grèce, 6376/12, Kudla c. Pologne, GC, 3021O/96, §§92-94, CEDH 2000-XI, et Mouisel c. France, 67623/01, §40, CEDH 2002-IX).

Dans le cas d’espèce, les accusés étaient détenus pour entrée illégale sur notre sol et procession ou usage des faux papiers de voyage dans l’attente d’exécuter une mesure administrative d’expulsion.

Cependant, eu égard d’une part, à la durée et, d’autre, aux conditions de détention, la violation des articles 3, 8 et 13 de la CEDH et 2§1 de la Constitution est retenue. Par conséquent, il est considéré que l’évasion a eu lieu afin d’éviter un danger sérieux et inévitable par un autre moyen qui, indépendamment de leur fait, menaçait leur santé par le risque, précisément, de contagion des maladies infectieuses  compte tenu de l’accès très difficile aux soins médicaux et hospitaliers. Pour ces raisons, il est considéré que l’imputabilité de l’évasion, acte illégal dans son principe et sa finalité, doit être écartée et que, par conséquent, conformément à l’article 32 du Code pénal, ils soient tous déclarés innocents.

PAR CES MOTIFS

Statuant en présence des accusés : 1…. 17

Le tribunal, au motif de concours des conditions d’application de l’article 32 du Code pénal, déclare les accusés innocents du fait qu’ils se sont intentionnellement évadés le 31/09 vers le 01/10/12 du commissariat de police de Thesprotia, qui se situe au port d’Igoumenitsa, où ils étaient détenus. Précisément, pendant le temps et dans les lieux susmentionnés, alors que les gardiens ont ouvert les portes et se sont introduits dans ces locaux, afin de vider les poubelles des détenus, les derniers les ont repoussés violemment en même temps qu’ils ouvraient les portes des lieux de détention ayant eu comme conséquence à ce que les gardiens soient immobilisés et que les accusés sortent des locaux de détention et partent vers une direction inconnue.

Les frais et dépens sont à la charge de l’Etat.

L’audience, le jugement et le prononcé rendu sur-le-champ, ont eu lieu en public.

Igoumenitsa, 2 octobre 2012.

Juge correctionnel, Athanassios P. Terzoudis, Secrétaire, Theodora Rossinaki  ».

Traduit par Georgia Bechlivanou Moreau, Avocate au Barreau de Paris

 

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