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Cette année, les rois mages apportèrent aux Grecs la présidence du Conseil de l’Union européenne. Or, le corps de la société grecque était déjà crucifié. Il faisait bien Vendredi saint cette nuit de la Saint-Sylvestre.
Au seuil de sa 33e année européenne, la Grèce se trouve trop près du «tout est accompli» christique pour être en mesure de ressentir, ne serait-ce que furtivement, ce package – en toutes circonstances aberrant – de fierté et de responsabilité dont les citoyens européens sont censés se doter subitement pour ces grandes occasions. On nous avait déjà fait le coup de ce genre de fantasmagories avec les «JO» (tout sauf une Olympiade…) de 2004.
Mais ce n’est pas tout. Le sentiment général qui prévaut à Athènes, ces jours saints de l’europrésidence, va bien au-delà de l’indifférence. La couronne d’épines, que les consuls de Bruxelles ont posée sur le front grec en guise de brimade, est bien perçue comme ce qu’elle est vraiment : un titre purement symbolique, que les détenteurs du vrai pouvoir s’amusent à «céder» volontiers au nom de quelque équité coutumière, afin justement de souligner son caractère exclusivement symbolique. Le vrai pouvoir est comme la liberté : il ne se cède pas. Il faut aller le chercher avec les dents.
Il y a quelque chose de particulièrement hideux dans cette fanfaronnade pèrenoëlesque qu’est la joyeuse proclamation de la Grèce en rex europæorum, tout juste dix jours après l’approbation in extremis par le Parlement grec d’une loi dont la mesure phare (exigée expressément par Bruxelles et Francfort) «facilite» la vente publique des résidences principales des familles ne pouvant plus rembourser leurs prêts.
Il y a quelque chose de profondément malsain dans la poursuite de cette narration – aussi invariable qu’invraisemblable – de «réussite» et d’«accomplissement» (la fameusesuccess story à laquelle les Grecs ont désormais droit matin, midi et soir), alors que le pays connaît un déclin démographique brutal, jamais vu depuis 1942.
En effet, sans même compter les départs massifs des jeunes les plus diplômés vers l’étranger, par la seule différence entre les taux de mortalité et de natalité, la population hellénique se réduit dorénavant de 180 personnes par jour. Depuis la mise en œuvre des plans dits «de sauvetage» (les «mémorandums» – tiens, encore du latin), la classe moyenne est en voie d’extinction, les hôpitaux et les écoles ferment à cause des coupes budgétaires, le taux de chômage officiel frôle les 30%, le nombre de suicides est en nette augmentation… tout cela pour un résultat économique désastreux car, durant ces quatre dernières années supposément salvatrices, la dette publique passait tranquillement de 120% à 175% du PIB. Il s’agit, là, de comprendre que tout «gain» généré par ces coupes drastiques et autres privatisations hâtives est automatiquement transféré vers les entités créancières (principalement françaises et allemandes), mécanisme qui nourrit cette récession inouïe (perte de 25% du PIB) qui s’abat sur le pays pour la sixième année consécutive. Non, les Grecs ne sont présidents de rien, et ils le savent.
Vu de Bruxelles, le semestre de la présidence grecque devrait se dérouler selon le scénario bien huilé d’une sitcom tranquillisante, avec un brin de comédie noire. Les structures politico-économiques centralisées de l’Union redoreraient les étoiles d’un blason dangereusement atteint de rouille méditerranéenne, tandis que les Grecs, à peine citoyens dans leur propre pays, se sentiraient soudain tous très John Kennedy, très Happy Birthday Mr. President ! L’interlude démocratique des prochaines élections européennes passerait aussi inaperçu que d’habitude, et l’histoire s’achèverait un beau matin de juin avec les heureux vacataires de la présidence bronzés à fond sur leurs croix, à chanter en souriant qu’il faut Toujours prendre la vie du bon côté. J’aime beaucoup les Monty Python mais, connaissant un peu mes compatriotes, cela risque de ne pas se passer comme ça.
Vu des élites politiques indig(è)nes, ces mêmes élites qui ont mené le pays là où il se trouve et qui continuent à en assurer la gouvernance par un jeu d’alliances toujours renouvelées (et, surtout, grâce au soutien inébranlable de Berlin), les six mois à venir constituent un ultime espoir d’absolution. Le tandem Samarás – Venizélos (droite – socialiste) et leurs gardes rapprochées infernales (mi-Goldman Sachs mi-anciens cadors d’extrême droite) vont sans doute essayer de jouer la carte de la «grande famille européenne» jusqu’à la satiété, jusqu’à ce qu’elle prenne la forme d’un certificat d’indulgence (plénière et solennelle !) pour la liquidation totale de l’Etat grec. On serait alors carrément dans une Passion pure et dure à la Mel Gibson.
Vu du côté du peuple grec, enfin, il se peut que cette présidence soit celle de la désillusion définitive. Une épiphanie de magnitude pasolinienne qui permettrait à tout un chacun de se nettoyer l’âme de la pollution cérémoniale et des honneurs creux, afin d’oser se réapproprier dignement sa citoyenneté piétinée, voire – on peut toujours rêver -, son humanité dépossédée. Tout stigmate disparaîtrait aussitôt.